En route vers Al-Mughayyir, à une demi-heure de Ramallah, les vergers d’oliviers et les somptueuses villas de la diaspora partie faire fortune en Amérique redessinent le paysage. D’ici, le mur de séparation israélien est invisible, tout comme les toits rouges des imposantes colonies. Incarnation d’une Palestine idyllique. Mais derrière ces fausses impressions, c’est une Cisjordanie occupée à nouveau sous tension qu’on sillonne. Il y a dix jours, à Al-Mughayyir, Hamdi Taleb Naasan, maçon de 38 ans, était tué d’une balle dans le dos par des colons, trois mois après le meurtre d’une mère de famille palestinienne par de jeunes extrémistes juifs.
Deux actes considérés comme les plus graves commis par des colons depuis 2015, alors que l’OCHA, l’organe onusien chargé de la coordination humanitaire dans les Territoires, parle d’une « résurgence » des affrontements entre Israéliens et Palestiniens. Ainsi, le nombre d’« incidents violents » impliquant des colons aurait augmenté de 57 % en un an (69 % en comptant les atteintes aux propriétés palestiniennes). Fin septembre, le président palestinien, Mahmoud Abbas, interpellait l’assemblée générale de l’ONU en dénonçant ceux « qui entrent dans nos villes et villages avec des armes, et je ne parle pas ici de l’armée israélienne ».
Ce vendredi après-midi, à l’approche du village, les ambulances foncent vers les hôpitaux de Ramallah. « Ne savez-vous pas qu’Al-Mughayyir est en feu ? » lance un habitant d’une commune voisine. Puis il désigne les petits points blancs dans les collines. Ce sont des caravanes, des mobile homes et même quelques casernes militaires abandonnées, reconverties en « avant-postes ». Des colonies illégales même aux yeux du droit israélien, tolérées voire encouragées par le gouvernement Nétanyahou. Elles ne sont évacuées par l’armée qu’après d’interminables procédures et de mirobolantes compensations financières, une fois devenues foyers d’extrémisme ingérable. Ou, plus rarement, pour donner de vagues gages à la communauté internationale. Mais cela n’intervient jamais en période électorale, la droite n’osant pas froisser le puissant électorat de « Judée et Samarie », nom biblique de la Cisjordanie utilisé par les partisans de sa colonisation.
Bombe à retardement
Depuis six semaines, l’heure suivant la prière à Al-Mughayyir s’est muée en temps de protestation contre la violence des colons des deux avant-postes voisins, accusés d’avoir tronçonné des dizaines d’oliviers et tagué « Mort aux Arabes » sur les murs du village. Se terminant systématiquement sous les balles en caoutchouc et dans le gaz lacrymogène de l’armée israélienne, c’est une lutte locale, semblable à de nombreuses autres en Cisjordanie, souvent oubliées par les médias aux yeux rivés sur la bombe à retardement qu’est Gaza. Il faut une télégénique Ahed Tamimi, militante palestinienne emprisonnée pour une gifle, ou bien des cadavres, pour rameuter les reporters là où la violence sourde stagne comme une eau mauvaise. Jusqu’à ce qu’elle déborde dans le sang, comme le 25 janvier. Ce jour-là, une quinzaine d’hommes armés, certains masqués, sont « descendus pour tuer », de l’avant-poste d’Adei Ad, jure Bachar Kariouti, secouriste du Croissant-Rouge palestinien. Les circonstances du drame, qui a coûté la vie à Hamdi Taleb Naasan et fait trois autres blessés par balles, restent floues. Les colons disent qu’un de leurs ados a été agressé. Les Palestiniens assurent qu’un maraîcher a été menacé, son tracteur vandalisé. L’implication, ou plutôt l’absence des soldats de Tsahal stationnés près du village, reste floue également. Ils ne seraient intervenus que deux heures plus tard pour « disperser » les Palestiniens, selon un rapport de l’ONU. Les autorités israéliennes ont annoncé l’ouverture d’une enquête.
Ce nouveau « martyr » fait écho à la mort tragique d’Aisha Rabi, mi-octobre : une mère de huit enfants, tuée sur le coup par une grosse pierre lancée à travers le pare-brise de sa voiture alors que son mari conduisait. Un ado de 16 ans a été inculpé pour « homicide ». Ce meurtre a remis au premier plan le spectre du « terrorisme juif » et de « la jeunesse des collines ». Un mouvement défini par le Shabak (sécurité intérieure israélienne) comme « de jeunes criminels hors système, adhérant à une idéologie messianique visant à l’établissement d’une théocratie, refusant l’autorité des rabbins et des parents, qui rôdent dans les collines pour commettre des violences à proximité ou dans les villages palestiniens, mettant en danger la sécurité de toute la région ».
En 2015, lors de l’incendie de la maison d’un couple de Palestiniens brûlés vifs avec leur bébé, politiques et religieux avaient quasi unanimement condamné l’atrocité d’un de ces fanatiques. Cette fois, la droite au pouvoir et les leaders colons sont restés silencieux. Les rabbins de la yeshiva (école religieuse) des jeunes incriminés sont même accusés d’avoir entravé la justice en repoussant les enquêteurs du Shabak, prétextant la « sainteté » du shabbat pour préparer leurs interrogatoires.
« Nous, on a que des pierres »
Plus édifiant : Ayelet Shaked, ministre de la Justice et icône de l’extrême droite, a tenu à rendre visite aux familles des mis en cause pour signifier son soutien. « Je n’appellerais pas ça du terrorisme juif, a déclaré Yuval Steinitz, ministre de l’Energie réputé proche de Nétanyahou, après la mort de Hamdi Nassan. N’oublions pas la vue d’ensemble : chaque jour, il y a des incidents de ce type du côté palestinien. » Ces derniers mois ont vu une recrudescence d’actes isolés couplés à des attaques de cellules palestiniennes. Une semaine avant la mort d’Aisha Rabi, un ouvrier palestinien assassinait deux collègues israéliens dans une usine des Territoires occupées. En décembre, un commando lié au Hamas mitraillait deux soldats israéliens et une femme enceinte, dont le bébé, accouché par césarienne, n’a pas survécu. « Les colons veulent établir une symétrie, face à une vague de terreur silencieuse dont ils seraient victimes », estime Brian Reeves, du mouvement la Paix maintenant. Classiques représailles ? Pas si simple. « La plupart des violences des colons sont tactiques : le vandalisme vise à pousser les Palestiniens à abandonner leurs terres par une forme de harcèlement, ajoute Reeves. Elles découlent aussi d’un fort sentiment d’impunité, notamment en période électorale. »
A Al-Mughayyir, c’est ainsi que les choses ont commencé, raconte Abou Ashdi, le père du « martyr » : « De nouveaux colons ont lâché 400 moutons sur nos terrains. Une technique pour se les approprier. Alors, on a tenté de les repousser, mais nous, voyez, on n’a que des pierres. Et en face, ces colons avec fusils d’assaut qui veulent relier tous les points… »
Guillaume Gendron, envoyé spécial à Al-Mughayyir (Cisjordanie). Photo : Un stage d’autodéfense en Cisjordanie. Photo Jonas Opperskalski. Laif